38
Selim
Selim en avait croisé encore deux hier : un jeune garçon juif et une petite Jordanienne. Ils avaient marché jusqu’à Damas sans jamais ressentir la fatigue, la faim ni la soif, comme des milliers d’autres avant eux qui avaient traversé des continents, des océans, des villes sans que personne ne décèle leur présence ou leurs traces. Les chemins qu’ils parcouraient appartenaient déjà à l’autre monde.
Selim s’était posté, comme chaque jour, sur le flanc de la montagne en forme de flèche qui dominait l’ancienne oasis de Damas et que tous appelaient désormais le mont Pibe. Il avait conversé avec les deux nouveaux arrivants : le garçon s’appelait Isaac et venait de Hébron, en Judée. Il avait entendu l’appel alors qu’il vivait encore en France, il avait longtemps résisté de peur de causer de la souffrance à ses parents, puis le chant était devenu de plus en plus fort, de plus en plus envoûtant, une brûlure magnifique, et il avait fini par céder, il avait quitté en pleine nuit la maison, il avait franchi le tunnel creusé par les terroristes sous la grande Muraille et rencontré Leïla. La petite Jordanienne, elle, percevait l’appel depuis qu’elle était née, mais elle avait attendu le passage d’Isaac pour partir avec lui. La vie était dure dans son village, on n’y mangeait pas souvent à sa faim, on y travaillait dur, ses parents pleureraient sa disparition, mais ils auraient une bouche de moins à nourrir, il y en aurait un peu plus pour ses six frères et sœurs. Les deux enfants avaient salué Selim comme un vieil ami avant de reprendre leur marche en direction de la porte.
Selim, lui, s’était arrêté à mi-chemin sur la pente austère de cette montagne qu’il visitait régulièrement depuis le départ de Pibe, même lorsque les vents du nord descendaient en hurlant du sommet et cisaillaient comme des lames d’acier les couches de ses vêtements. Il lui arrivait de rester plusieurs jours sans boire ni manger, plongé dans une déréliction dont finissaient par le tirer les besoins criants de son corps. Il avait imploré Dieu, le sien, celui des chrétiens, celui des juifs, de lui donner la force de grimper jusqu’au sommet, mais il n’en avait jamais trouvé le courage. Les autres s’étaient éclipsés depuis bien longtemps maintenant. Les milliers d’enfants qui avaient fait régner la terreur dans les ruines de Damas avaient suivi Pibe, le prophète venu d’Occident, comme un seul homme. Selim avait été l’un des soldats les plus féroces des troupes rassemblées par une poignée d’orphelins ulcérés par la guerre et contraints de se défendre contre les razzias des hordes venues de l’Est. Comme ils ne pouvaient plus compter sur leurs pères ou leurs grands frères décimés sur le Front Ouest, ils avaient volé des armes dans les entrepôts militaires et s’étaient retirés dans les massifs surplombant la ville de Damas. Ils avaient livré de véritables batailles rangées contre les hordes, qu’ils avaient remportées l’une après l’autre, si bien que leur réputation avait grandi et franchi les frontières. Des centaines et des centaines d’enfants étaient accourus des villes et des régions voisines, du Liban, de Jordanie, d’Arabie, d’Irak, de Turquie, du Yémen, et avaient grossi les rangs d’une troupe de plus en plus imposante et parfaitement organisée. Les souvenirs des terribles affrontements étaient restés gravés dans l’esprit de Selim. Les odeurs de poudre, de sang, de merde, de pourriture, les nappes de fumée tirées sur les centaines de corps étendus entre les rochers, la fatigue intense qui pesait sur les épaules comme un aigle aux serres coupantes, les nuées de vautours et de corbeaux se disputant les dépouilles, le joug écrasant du silence tombé sur le champ de bataille. Ils avaient repoussé toutes les attaques, dont celles des tribus qui ne supportaient pas qu’une poignée de gosses bafouent ainsi l’autorité des patriarches, au prix souvent de très grosses pertes. Garçons et filles n’avaient jamais reculé devant l’ennemi. Ils refusaient désormais de vivre sous l’autorité d’adultes qui les menaient sans cesse aux abattoirs, qui s’acharnaient à transformer cette terre en une vallée de sang et de larmes au nom de dieux vindicatifs et jaloux. L’ennemi, ce n’était plus l’infidèle, le chrétien, le juif, l’adorateur d’idoles, c’était les hommes de leur propre camp, de leur propre sang, des charognards pires que les vautours et les corbeaux, des êtres mauvais et néfastes qui ne méritaient plus le nom d’hommes.
L’armée des enfants était devenue une légende, inspirant de la terreur des côtes de la mer Noire jusqu’à la mer d’Arabie, du Pakistan jusqu’au Sénégal. Les attaques s’étaient espacées, puis avaient fini par cesser. Pibe s’était présenté au campement un jour de printemps. Selim se souvenait de son arrivée comme si elle venait tout juste de se produire. Un garçon plutôt mince, presque maigre, aux cheveux bruns, aux vêtements poussiéreux, aux yeux rieurs, à l’allure majestueuse. Il leur avait déclaré qu’il avait franchi les frontières pour explorer le cœur de l’homme, qu’il avait entendu parler de l’armée des enfants et qu’il avait tenu à les rencontrer. Ils l’avaient accueilli à bras ouverts et l’avaient invité à demeurer en leur compagnie aussi longtemps qu’il le souhaiterait. Il leur avait raconté son histoire, son départ de France avec une jeune fille mystérieuse et belle appelée Stef, son rôle dans la mort de l’archange Michel, le chef des armées européennes, ses errances en Turquie, en Iran, en Afghanistan, ses passages en Oman, en Arabie, en Jordanie, puis en Syrie. Il leur avait appris à contempler le cœur de l’homme. Selim lui-même avait entrevu des beautés insoupçonnées, était entré par effraction dans des cavernes emplies de merveilles. Mais quelque chose en lui, une peur très ancienne, l’avait empêché de s’engager avec les autres sur le chemin défriché par Pibe. Il était redescendu dans la plaine et avait tenté de reprendre sa place parmi les siens dans les ruines de Damas. Il l’avait amèrement regretté. Il avait rapidement compris qu’il ne pourrait plus mener une existence ordinaire et repris le chemin des montagnes. Il n’avait trouvé plus personne là-haut, seulement les vestiges du campement et les cendres de feux de camp. Il avait deviné qu’ils avaient franchi la porte dont parlait Pibe, qu’ils étaient entrés dans l’autre monde, le monde virginal qu’ils créeraient et déploieraient à leur façon. Selim savait qu’il dénicherait le passage s’il le cherchait avec sincérité, qu’il serait accueilli avec joie de l’autre côté, mais, une nouvelle fois, la peur l’avait repris. Il lui en coûtait de renoncer aux paysages, aux lumières, aux visages qui entraient pour une grande part dans sa matière humaine, aux menus plaisirs qui étaient à son existence ce que les épices étaient aux ragoûts, à ses gros et petits défauts, à ses grandes et infimes misères. La béatitude l’intimidait. Il avait alors décidé de passer le plus de temps possible dans l’ancien campement jusqu’à ce qu’il se sente prêt à jouir des merveilles entrevues dans les cavernes. Il avait vu arriver d’autres enfants des régions voisines, qui avaient entendu l’appel du nouveau monde. Il avait compris que Pibe et les autres avaient lancé une invitation, une vibration particulière, à la terre entière, qu’ils offraient à chacun une chance de les rejoindre sans distinction d’âge, de race, de religion ou de sexe. Une fillette indienne lui avait confié qu’elle avait perçu la voix de Kalkin, le géant à tête de cheval, le dernier avatar de Vishnou chargé de clore l’âge de fer. Selim en avait déduit que chacun traduisait l’appel à sa façon, selon sa tradition, son langage ou sa fantaisie. Ils évoquaient tous la fin d’un âge, un nouveau départ, un jugement dernier, une Apocalypse, comme Isaac, le juif, qui pensait entrer dans la Jérusalem céleste, comme Leïla, la Jordanienne, qui croyait monter au paradis.
Selim était devenu le gardien de la porte, le dernier homme que les enfants rencontraient avant de disparaître dans l’autre monde. Lorsque la faim et la soif se montraient trop pressantes, il redescendait à Damas et se livrait à la mendicité. Avec le temps, la population de la ville avait appris à le regarder comme une figure folklorique, comme un fou que la communauté, malgré des difficultés grandissantes d’approvisionnement, se chargeait de nourrir. Il tenait des prêches incohérents sur un autre monde, sur une porte cachée dans les montagnes, sur des enfants venus de tous les continents qu’il était le seul à voir, sur un petit chrétien nommé Pibe que ses auditeurs assimilaient à un légendaire footballeur. On l’écoutait raconter ses histoires avec compassion, avec un peu d’inquiétude également, car ses paroles avaient d’étranges accents de vérité, comme des flèches qui se plantaient en plein cœur. Il clamait que les hommes de ce temps n’avaient pas su se souvenir de leur pouvoir créateur, qu’ils allaient donc disparaître avec leur création devenue folle, que tout s’effacerait, comme un dessin raté, qu’il ne fallait pas s’en désoler, car le prophète Pibe et les siens ébauchaient une trame vierge et préparaient le nouveau jardin d’Éden.
Des vociférations alarmèrent Selim. Il prenait son repas du soir sous une tente battue par les rafales. Le froid s’engouffrait dans les accrocs de la toile et chassait la douce chaleur diffusée par le foyer central. La maîtresse de maison, une femme à la maigreur désolante, avait donné à Selim les restes d’un ragoût de mouton accompagnés d’un morceau de pain dur. Il avait exprimé toute sa gratitude à son hôtesse qui s’était ensuite occupée de laver les visages de ses enfants à l’aide d’un linge mouillé et de les coucher dans un compartiment de la tente. Le père, lui, s’était absenté depuis plus d’une semaine pour un travail dans la région de Homs. Le regard inquiet de la femme signifiait que le travail en question était probablement un règlement de comptes entre bandes rivales. Veuve, elle n’aurait aucune chance de s’en sortir, de nourrir sa famille.
Selim repoussa son assiette, se leva, saisit son bâton et sortit de la tente, suivi à distance de son hôtesse, également intriguée. Les bagarres étaient monnaie courante dans les venelles de Damas, mais le vacarme de celle-ci ne sonnait pas comme d’habitude. Il parcourut l’allée à grandes foulées malgré sa fatigue et la douleur qui, depuis quelque temps, lui tiraillait la jambe gauche. Les torchères giflées par le vent ne parvenaient pas à éclaircir la nuit, très noire malgré le fourmillement d’étoiles. Plus loin, au milieu d’une large artère, les rayons convergents de lampes et de phares révélaient un groupe d’hommes et de femmes gesticulants, hurlants. Ils s’acharnaient à coups de bâton sur quelqu’un que Selim ne discernait pas encore. Il n’y avait pas une personne à l’intérieur du cercle, mais deux. Selim se jeta sans hésitation dans les rangs déchaînés, bousculant au passage une grappe de femmes hystériques. Les foules qui s’en prenaient à un ou deux malheureux, quelles qu’en fussent les raisons, avaient le don de le hérisser. Quand il déboucha dans le cercle, mauvais et déterminé, les autres s’arrêtèrent de frapper et se reculèrent. On le connaissait dans les ruines de Damas, il suscitait les mêmes frayeurs que les vieilles superstitions et les anciens marabouts.
Il s’approcha des deux corps étendus sur la terre encore gelée et s’accroupit. Un homme et une femme. Des Occidentaux. Les bâtons avaient semé plaies et bosses sur leurs visages mais ils étaient conscients. La femme, très belle, le regardait. Elle semblait à peine souffrir des éraflures sillonnant son front et ses joues. Le vent gonflait une burka déployée sur le sol, probablement le vêtement sous lequel elle s’était dissimulée.
« Europe ? » demanda Selim.
L’homme acquiesça d’un clignement des paupières.
« France ? »
Deuxième clignement de paupières.
« Je parle français, dit Selim avec un sourire. J’ai appris avec Pibe. Que faites-vous ici ? »
Ce fut la femme qui répondit :
« Je suis à la recherche de ma fille. »
Des bulles de sang éclataient sur ses lèvres lorsqu’elle parlait.
« Qu’est-ce qui vous fait penser que vous la trouverez ici ?
— La légende de l’armée des enfants », répondit l’homme en grimaçant.
Une puissante émotion étreignit Selim : ainsi la légende de l’armée des enfants, sa légende, s’était répandue jusqu’en Occident.
« Vous êtes tombés sur l’homme qu’il vous faut, déclara-t-il en se frappant la poitrine du plat de la main. Je vous conduirai à la porte. Mais demain. Il faut d’abord vous soigner, vous restaurer et vous reposer. Pourquoi ceux-là vous ont-ils agressé ?
— Ils nous ont entendu parler français… »
Selim se releva et apostropha les autres d’une voix forte. Ces gens ont bravé les mille dangers de la route pour nous rendre visite, leur dit-il. Et voici comment vous les recevez, comme une meute de chacals. Où donc est passé votre sens de l’hospitalité ? Trente millions de vos pères, de vos frères et de vos fils sont morts au Front, et ces gens n’y sont pour rien. Si vous cherchiez les vrais responsables de vos malheurs, vous les trouveriez en vous. En vous, misérables insectes. Il désigna les deux étrangers qui se relevaient et tentaient de remettre un peu d’ordre dans leurs tenues. Eux sont venus dans un esprit de paix. Avez-vous donc définitivement perdu le sens du mot paix ? Regardez cette ville, voyez où vous a menés votre orgueil. Notre monde est en ruine. Il ne s’en relèvera sans doute jamais. Souvenez-vous : vous avez combattu avec rage l’armée de vos enfants. De vos propres enfants. Je dis, moi, Selim, que vous ne méritez pas le nom d’hommes. Vous me traitez de fou, vous vous moquez de moi, mais vous savez au fond de vous que de ma bouche jaillit la source pure de la vérité. Maintenant, qui se lèvera pour accueillir les étrangers, conformément à notre tradition ?
Quelques-uns d’entre eux se consultèrent du regard et levèrent la main.
Selim ne dédaigna pas son deuxième repas du soir. Il avait choisi un homme dont les vêtements, taillés dans des étoffes précieuses, indiquaient l’aisance. Son nouvel hôte s’appelait Hissan. Il n’avait pas hésité à donner lui-même quelques solides coups de bâton aux deux étrangers démasqués par un passant. Ayant perdu un frère et un neveu sur le Front Ouest, il vouait aux Occidentaux une haine farouche. Aussi, quand il avait vu cet homme et cette femme aux traits européens, sa colère l’avait débordé et l’avait poussé à se mêler aux autres. Il regrettait de s’être ainsi laissé emporter et il remerciait Selim de lui avoir ouvert les yeux et le cœur. Il espérait obtenir le pardon des étrangers en leur ouvrant sa maison. C’était une véritable maison de pierre située au milieu d’une rue montante. Les murs avaient souffert des bombardements et portaient encore les traces de fusillades, mais elle était restée debout. Elle abritait une multitude d’hommes, de femmes et d’enfants, la famille élargie de Hissan. Les pièces déjà nombreuses avaient été dédoublées. Les femmes en libérèrent une afin d’y installer les deux Occidentaux, que les enfants fixaient avec des yeux dévorants de curiosité et de malice. Le plâtre des cloisons et du plafond s’en allait en lambeaux, il manquait un carreau sur deux aux mosaïques du sol et du plafond, mais, dans les circonstances actuelles, une maison avec des murs et une succession de terrasses représentait un luxe appréciable.
Les Français ne disaient rien, ils posaient sur leurs hôtes un regard que Selim reconnaissait, le même regard à la fois étonné et intense que celui des enfants sur le point de franchir la porte. Il tenait enfin la raison pour laquelle il avait patienté toutes ces années, il avait enfin trouvé sa place dans la chaîne maillée par Pibe et les autres, il avait toujours attendu cet homme et cette femme, son rôle était de les guider jusqu’à la porte.
Hissan fit mander un médecin pour examiner les blessures de ses hôtes. Le toubib, un homme au crâne chauve cerné d’une couronne de cheveux blancs, masqua de son mieux sa stupeur lorsqu’il découvrit des patients occidentaux dans la moitié de chambre qu’on leur avait allouée. Dans la ville de Damas, il valait mieux garder pour soi ses sentiments. Surtout éviter de froisser les susceptibilités des hommes qui paraissaient importants. Il ne diagnostiqua que des blessures bénignes qu’il soigna avec des onguents à base d’herbes et d’huiles de sa composition, puis il se retira aussi discrètement qu’il était arrivé, ombre parmi les ombres.
Selim ne dormit pas après le repas. Les femmes avaient entraîné la Française vers la salle de bains, ou ce qu’il en restait, et l’avaient lavée en puisant dans les récipients emplis d’eau livrés par les colporteurs. Hissan l’avait invité à fumer, en compagnie du Français, l’un des trois narguilés installés dans une petite pièce meublée de tapis et de banquettes. Le temps était venu pour Selim de rejoindre Pibe. Plus aucune peur ne l’arrêterait désormais.